Le squelette des oubliettes

Peu avant la Révolution, notre historien alsacien Silbermann parcourt le Mont-Sainte-Odile. Il nous laissera un livre et une série de dessins des lieux fort intéressants. Nous avons souvent fait appel à ses recherches dans nos articles. Arrivé à Ottrott, Johan-Andreas, guidé par le fermier des lieux, installé dans l’actuelle ferme-auberge, visite les ruines. Il nous rapporte l’étrange histoire de ce prisonnier enchaîné dont on a retrouvé les restes dans les oubliettes du donjon de Rathsamhausen. Un squelette enchaîné !


Le récit de Johan Andreas Silbermann


Voici le texte allemand de Silbermann, rapporté par Strobel.

 

 

Et voici notre traduction de ce paragraphe.

‘Le château de derrière possède une tour ronde, fort solide, d’un diamètre de 39 pieds. Comme les murs ont 13 pieds d’épaisseur, il s’ensuit une cavité intérieure, comme c’est le cas dans nos autres vieux châteaux. Ici, elle serait d’un diamètre de 13 pieds. Il n’y a pas de porte à ce niveau de la tour. Quand Silbermann a visité ce château pour la première fois en 1733, Meyer, qui habitait sur place, lui a raconté que lorsqu’on avait voulu explorer ce réduit, on avait fait descendre des mineurs du haut de la tour. Ceux-ci avaient découvert, à cet endroit, des ossements humains, gisants enchaînés et entravés. Ils ont rapporté de leur visite un éperon de fer, très long, que Silbermann put acheter.

Selon lui, soit de tels éperons, aussi longs, étaient un simple signe de noblesse pour un Chevalier, soit ils étaient réellement nécessaires lorsque les chevaux étaient harnachés.’

J.A. Silbermann, Beschreibung von Hohenburg oder dem Sanct Odilienberg 1780, selon l’édition Strobel, 1835

Bigre ! Qui pouvait bien être cet homme mort, enchaîné dans ce cul de basse-fosse ? Nous étudierons cette question plus avant. Intéressons-nous tout d’abord à cette tour ronde et à ses oubliettes !


Le Bergfried du Rathsamhausen à Ottrott


Ottrott possède deux châteaux affrontés. Le Rathsamhausen est la forteresse située à l’Ouest, sur le côté montagne du site des Châteaux d’Ottrott. Le Lutzelbourg lui fait face, à l’Est, côté plaine. Le Rathsamhausen est une forteresse de rêve : elle possède deux donjons. Le premier, monumental, d’assise rectangulaire est un donjon-palais, unique en Alsace. Nous avons rédigé un article à son sujet (cliquez sur le lien) . Le deuxième donjon, que nous appellerons le Bergfried, est une immense tour ronde, plus classique. C’est là que furent retrouvés les restes de notre prisonnier inconnu.

Le Bergfried fut construit lors de l’Interrègne (~1250), quand le château fut menacé par la bastille qui devait devenir le Lutzelbourg. ( Se reporter à notre article : Pourquoi deux Châteaux au dessus d’Ottrott ? ).

Cette tour est imposante ! Près de trente mètres de haut lorsqu’elle possédait encore ses créneaux et merlons. Impressionnant. Selon les relevés de J.P. Frey, effectués en 1974, la tour mesure encore plus de 25 mètres, pour un diamètre extérieur de plus de 10 mètres ! L’épaisseur des murs dépasse trois mètres au niveau du sol, le réduit restant au centre n’a que 3 mètres de diamètre : le prisonnier ne disposait que de sept mètres carrés ! Fichtre !

La tour comportait cinq niveaux, marqués par des retraits dans l’épaisseur des murs. Le niveau le plus haut correspond à l’accès aux créneaux et au chemin de ronde. Les niveaux intermédiaires servaient, de haut en bas, de refuge ultime en cas d’attaque, et de réserves magasins et greniers. Ils étaient séparés par des planchers de bois. Le seul accès au Bergfried se trouve à plus de six mètres du sol, par une porte s’ouvrant au sud-est. Un escalier intérieur menait au chemin de ronde, au sommet. L’accès au cul de basse-fosse devait se faire par une trappe ouverte dans le plancher de l’étage supérieur. On était jeté dans la geôle pour ne pas en ressortir !

De lourdes consoles de pierres ornent le sommet de la tour : c’était vraisemblablement les appuis d’un hourd qui couronnait le donjon.

Après ce bref état des lieux, nous avons recherché, dans les chroniques disponibles, qui a bien pu subir ce châtiment extrême : être oublié des siècles durant dans les oubliettes du Bergfried. Dans l’ouvrage de Joseph Gyss, peut-être avons-nous trouvé une piste…. Nous voilà en 1464, plus de deux cents ans après la construction de la tour ronde du Rathsamhausen !


Bourgeois d’Obernai jetés dans les geôles du château d’Ottrott !


 

Au milieu du XIVème siècle, la Ville d’Obernai acquiert le village de Bernardswiller. Pendant un siècle, elle ne saura pas asseoir son autorité. A nouveau, vers 1450, le Magistrat d’Obernai fait confirmer ses droits par l’empereur Frédéric IV. Le pacte municipal de 1459 associe, un petit peu, les bourgeois de Bernardswiller à la gestion de la cité. C’est un pas, certes, mais certains le trouvent insuffisant, les villageois veulent l’égalité des droits ! Lienhart Wilhelm prend la tête de la révolte contre la Ville. Il réunit les habitants de Bernardswiller et fait rédiger les quatre points qui l’opposent à la Ville : égalité devant les taxes, égalité des droits (essentiellement l’accès aux produits des forêts de la Ville), refus de suivre la Ville dans ses guerres multiples, refus de payer l’impôt de six schillings pour la défense de la Ville, alors que le village n’est guère défendu lors des conflits. On le voit, une négociation était possible, trouver une entente eût été raisonnable. Lienhart n’était pas un extrémiste. Quatorze délégués du village présentent les requêtes au Magistrat qui les reçoit fraîchement. Menacés, voire éconduits, treize d’entre eux se plient aux volontés de la Ville. Seul, Lienhart Wilhelm en décide autrement et se tourne vers le seul homme qui puisse vraiment l’aider dans cette occasion : Jacques Hohenstein, le sire de Guirbaden !

Jacques de Hohenstein est un grand seigneur, haut en couleur, le symbole de ces nobles alsaciens qui se battent, de leurs châteaux forts, contre la montée en puissance des villes, gouvernées par de simples marchands. Nous avons déjà rencontré Jacques sur notre site :

1474 – Jacques de Hohenstein et le Rosenmeer

1475 – Jacques de Hohenstein et le complot du Guirbaden ( cliquez sur le lien )

En 1460, Jacques est l’homme de la situation. Il vint d’être nommé par le Comte Palatin, prévôt du tribunal d’Obernai ! De plus, depuis 1424, les Hohenstein sont les seigneurs du château de Hinter-Lützelburg, ce fief palatin appelé aujourd’hui Rathsamhausen et situé au dessus d’Ottrott. Jacques réside au château.

Les rebondissements juridiques et les péripéties de cette affaire sont nombreux et étonnants ! Joseph Gyss nous les relate avec force détails dans son Histoire de la Ville d’Obernai, page 252 et suivantes. Abracabrantesque ! Lienhart Wilhelm est arrêté et retenu prisonnier par la Ville. *6

Jacques de Hohenstein fait citer la Ville devant le Landvogt d’Alsace.

Rencontre en terrain neutre à Rosheim.

Lienhart, enfin libéré, se venge et attaque en justice ses anciens amis de Bernardswiller ! Il gagne son procès, qui est cassé un an plus tard !

Lienhart doit se réfugier au château d’Ottrott…

Les mois passent, procès et jugements se succèdent, tous contradictoires.

Pour finir, débouté, notre ami Lienhart, furieux et toujours soutenu par Jacques de Hohenstein, fait enlever, le 25 mai 1464, plusieurs bourgeois d’Obernai qui seront jetés dans les prisons du Château de Hinter-Lützelburg (Rathsamhausen à Ottrott) dans l’attente de rançons.

De plus en plus incroyable, le 15 juin 1464, Lienhart est surpris par les agents de la Ville, il se réfugie dans l’église de Saint Nabor, et la soldatesque force l’entrée du sanctuaire. Une lutte s’ensuit dans l’église (sic), et Lienhart, capturé, est enfermé à Obernai. La Ville voit alors le parti de ses ennemis grandir ! Arrêter un rebelle, c’est de bonne guerre, mais, se battre dans une église, c’est fort malséant ! Toute la noblesse des environs rejoint les Hohenstein contre la Ville. Le conflit prend une ampleur inattendue. Nous laissons nos lecteurs les plus intéressés retrouver la suite des rebondissements dans le livre de Joseph Gyss.

Sachez simplement que, pour finir, Lienhart dut se retirer à Dambach , où il mourut paisiblement. Et que la Ville obtint gain de cause. Les puissants finissent toujours par gagner. Il restait, néanmoins, au Magistrat d’Obernai à calmer la colère de l’évêque Ruprecht qui n’appréciait pas l’irruption de soudards dans ses églises. Chère, très chère, une colère d’évêque ! à cette époque. Lisez Gyss !

 

Mais revenons à nos prisonniers dans les geôles de notre château de Rathsamhausen… Nul doute qu’ils ont été élargis rapidement après l’arrestation de Lienhart. La Ville n’eût pas accepté que la situation perdure ! Il n’en reste pas moins que ce sont les seuls prisonniers cités dans les chroniques qui nous sont parvenues. Les seuls prisonniers ‘historiques’ du château de Rathsamhausen !


Epilogue


Les bourgeois de 1464 étaient-ils ‘emprisonnés’ ou bien simplement ‘retenus’ au Rathsamhausen ? Ont-ils vraiment été jetés dans le cul de basse-fosse du donjon ? Nous n’en savons rien et, franchement, çà nous paraît peu vraisemblable. Le Sire de Hohenstein aurait alors pris bien des risques pour son cher Lienhart Wilhelm, simple valet (Knecht) des Hohenstein.

‘Da derselbe Lienhart Wilhelm ettliche manche zit min gedingter, gelobter, geschworner knecht gewesen und noch heutzutage ist’

Lettre de Jacques de Hohenstein, au Magistrat d’Obernai, 1463, citée par J.Gyss.

Combien étaient les détenus ? et pourquoi un seul d’entre eux serait-il resté, enchaîné et couvert de liens, dans notre oubliette…. Bigre, il me semble que nous nous soyons fourvoyés ! Grand merci, cependant à Joseph Gyss pour cette belle anecdote.

Notre question reste donc entière ! Qui était le prisonnier du Bergfried de Rathsamhausen ? Pourquoi l’a-t-on laissé mourir de faim, couvert de chaînes, oublié de tous ? Si l’éperon d’apparat retrouvé était bien le sien, il devait s’agir d’un noble. Le damoiseau avait-il séduit une damoiselle du château ? Fichtre ! Ou pire, avait-il chassé ou braconné sur les terres du Sire de Hohenstein ? Vous laissons nos lecteurs rêver un peu, imaginer de belles histoires.

 

Et puis, nous proposons une dernière possibilité, moins romantique, plus terre à terre, réaliste….

Lorsque Silbermann en 1733 vient visiter les châteaux d’Ottrott, notre bon Meyer lui fait visiter les lieux. En véritable alsacien, un rien retors, il flaire l’érudit, avide de belles histoires du temps passé. Johann Andreas veut une anecdote sur le château ? Alors, Meyer lui sert son histoire, captivante, avec des chaînes et un squelette, les mineurs escaladent la tour, juste pour la vraisemblance du récit. Et puis, Meyer en profite pour vendre à son érudit esbaudi, pour un bon prix, cet éperon de tournoi, trouvé un jour, par hasard, dans les ruines. Il n’y a pas de petit profit. Notre Meyer était un ottrottois malin ! Et son récit n’est qu’une bonne farce.

 

Réfléchissons ! Pourquoi jeter un homme dans un cul de basse-fosse avec ses éperons ? Et sans sa cuirasse ? Allons !…Et pourquoi n’a-t-on pas retrouvé la chausse ?

A mon avis, Silbermann qui aimait faire parler ses hôtes, s’est laissé abuser. Fort poliment, et avec le sourire. A sa place, nous eussions fait de même ! Et nous aurions un bel éperon à vous montrer !

Terminons donc par cette belle image de Gilles de Rais, le Barbe Bleue des Fables, le compagnon de Jeanne d’Arc. Vous y voyez un éperon datant du milieu du XVème. Gilles de Rais était le contemporain de Jacques de Hohenstein !


Sources


J.A. Silbermann, Beschreibung von Hohenburg oder dem Sanct Odilienberg, version Strobel, 1835

C.L. Salch, Le château de Rathsamhausen-Ottrott, 1974

  1. Gyss, Histoire de la Ville d’Obernai, 1866

C.L. Salch, Les deux châteaux d’Ottrott, 1992


Illustrations


Les dessins de ‘bande dessinée’ sont extraits de l’album ‘Barbe-Bleue’, série Jhen, de Jacques Martin, 1985

Le Bergfried, Lithographie de Silbermann, détail, 1781

Vue en coupe du Bergfried, Jean Paul Frey, 1974

Le Bergfried, Aquarelle de Imlin, 1815

Gilles de Rais, ~1440