Les citernes et l’eau aux châteaux d’Ottrott

Combien étaient-ils à vivre dans les châteaux de Rathsamhausen et de Lutzelbourg du temps de leur splendeur ? Seigneurs, gardes, serviteurs… au moment où les Rathsamhausen construisent un deuxième logis dans la cour du Lutzelbourg, où les Hohenstein rehaussent le logis du château voisin, on peut penser à plus d’une centaine de personnes aux châteaux. Comment les seigneurs, leurs gens et les chevaux étaient-ils pourvus en eau dans ces burgs de montagne ?


La source des châteaux d’Ottrott


L’approvisionnement en eau des châteaux de montagne a toujours été problématique. Lors de la phase de construction, les bâtisseurs ne pouvaient compter que sur les ressources naturelles. Le plus simple était de construire à proximité d’une source régulière et abondante… Sur le Mont Sainte-Odile, les sources sont rares. Les châteaux de Dreistein furent construits à proximité, relative, de la Badstub qui coule fraîche et régulière. Les Ottrott disposaient également d’une petite source, moins abondante, située à l’ouest des châteaux, à proximité du fossé extérieur qui coupe le site de la montagne.

 

Dessin de Louis Laurent-Atthain, 1836
Dessin de Louis Laurent-Atthain, 1836

Dessin de Louis Laurent-Atthain, 1836

Nous avons une belle image des lieux en 1836. La source captée déverse l’eau par une fontaine de bois dans un grande auge taillée dans un tronc d’arbre. C’est Louis Laurent-Atthalin qui nous offre ce dessin réalisé lors des ses promenades autour du Mont Sainte Odile.
Plus tard, l’humble fontaine fut remplacée par une autre, en grès, toujours présente dans la cour de la maison forestière de Rathsamhausen. La fontaine ne coule plus aujourd’hui : la source des châteaux d’ Ottrott ne donne qu’un filet d’eau, bien irrégulier, parfois tari.

Note : Un lecteur attentif, un homme qui connait très bien les lieux, me rappelle la source de Wihrthal, située au nord-ouest des châteaux, sous le Koepfel. Ce point d’eau coule de façon régulière avec un débit supérieur à celui de la source des châteaux. Il aurait été naguère utilisé par les occupants des châteaux.

 

Les citernes et l’eau aux châteaux d’Ottrott

Les citernes à filtrations des châteaux de montagne


En temps de paix, la source devait remplir son office et suffire aux gens et à la soif de leurs chevaux. Mais que faire en cas de siège ? Le creusement d’un puits n’est guère envisageable. A quelle profondeur se trouve la nappe d’eau sous les Ottrott ? Seuls les grands seigneurs pouvaient envisager de creuser la roche à une telle profondeur. En Alsace, les châtelains du Haut Koenigsbourg et du Haut-Barr se sont lancés dans le creusement de puits. Le Lutzelbourg lorrain avait, lui aussi, un puits qui atteignait le niveau de la Zorn située juste au dessous des murs. Les autres châteaux étaient pourvus de citernes ! On récupérait l’eau de pluie tombée sur les toitures pour emplir de vastes citernes creusées dans le rocher ou maçonnées dans les murs.
Dans nos châteaux du Bas-Rhin, la plupart des sites sont équipés de citerne à filtration. René Kill dans son livre ‘L’approvisionnement en eau des châteaux forts de montagne alsaciens’ dénombre 39 installations de ce type sur le département. Selon les fouilles réalisées par J. Burnouf en 1972 au Rathsamhausen, et par D.Fèvre en 1989 au Lutzelbourg, nos deux châteaux disposaient chacun d’un dispositif de ce type. Voici le principe de fonctionnement.

 

Les citernes et l’eau aux châteaux d’Ottrott

Dans nos deux châteaux, une large fosse est creusée dans le grès. On y construit un puisard, on le rend étanche à l’aide d’une couche d’argile, sur toute la partie supérieure. La fosse est alors comblée avec du sable, puis dallée. L’eau des toitures est amenée par des chéneaux jusque dans la cour. Elle s’infiltre dans le sable, qui la filtre. Elle entre dans le puisard par la partie basse. Il suffit de la retirer comme d’un puits, à partir de la margelle.
Ce dispositif est connu depuis le haut moyen âge. Il fut employé, entre autres, à Venise. Cette ville dans l’eau qui n’avait pas d’eau.

‘Venexia é in aqua et non ha aqua’
disait Marino Sanuto vers 1500. (cité plaisamment par R. Kill). Marino était un noble vénitien, il a laissé une chronique de l’histoire de sa ville à la Renaissance.
Au Rathsamhausen, la citerne était située dans la cour de l’enceinte romane, bien protégée, au nord du donjon-palais. Environ, quatre mètres sur six, profondeur de quatre mètres. : 96 m3.. Selon R. Kill, un carrier creusait un m3 en trois jours ! On atteint pour une telle fosse, 288 jours de travail.
Au Lutzelbourg, la citerne est plus petite 60 m3.environ. Elle est également située dans la cour du haut château, entre le donjon circulaire et le logis nord. Contrairement à des châteaux voisins, comme le Kagenfels ou le Dreistein Oriental, les éléments du puisard n’ont pas été retrouvés lors des fouilles de 72 et 89.

 

Les citernes et l’eau aux châteaux d’Ottrott

Le premier à mentionner nos citernes est Michael Herbig (1903) qui les situe assez précisément sur les esquisses qu’il nous propose des plans des châteaux. Voici le texte qui y fait allusion.
In diesem Raum sieht man, hoch oben an der Norwand des Rittershaus, einen weit vortehenden Abschütt oder Wasserstein. Eine Vertiefung zeigt die Stelle der ehemaligen Cisterne, deren Schlusssteine daneben liegen. Alle Dachflächen sind dem Hofe zugeneigt, um das Regenwasser der Cisterne zuzuführen….’
Tentons une traduction : ‘Dans cet espace, on voit bien haut, sur la façade nord du donjon-palais, une pierre qui dépasse fortement du mur : un déversoir ou une gargouille. Un affaissement nous indique l’emplacement de l’ancienne citerne, dont les pierres de la margelle gisent alentour. Toutes les toitures penchent vers la cour pour amener l’eau des pluies à la citerne.’

 

Les citernes et l’eau aux châteaux d’Ottrott

Ainsi, dés 1903, la margelle était détruite, du moins les pierres en subsistaient. Au Dreistein, la margelle a été retrouvée, elle est hexagonale. (Cf. notre article : les citernes du Dreistein). Ici, nous ne saurons dire sa forme. Voici une image de margelle tirée d’une miniature de la Weltkronik de Rudolph von Ems,1335.

Les citernes et l’eau aux châteaux d’Ottrott

La quantité d’eau des citernes était-elle suffisante pour soutenir un long siège ? Et quelle était sa qualité ? L’eau ne faisait que traverser une couche de sable, un simple filtrage mécanique. Etait-elle potable, au sens où nous l’entendons aujourd’hui ?


L’ approvisionnement de la citerne du Rathsamhausen


Si le dispositif de la citerne du Rathsamhausen est bien classique, le système d’approvisionnement à partir des toits est lui bien spécifique. Penchons nous un instant sur la toiture du donjon-palais.
A l’origine (~1200) le toit du donjon-palais du Rathsamhausen était inversé ! Un toit en V, caché derrière les créneaux. On peut s’étonner, on peut se demander pourquoi cette structure inhabituelle.

  • Stratégie : le toit n’est pas visible de l’extérieur. Le chemin de ronde et ses créneaux le protège.
  • Economie : une telle forme permet de diviser le travail de charpente par 3 ! Gain de temps, gain de bois. De la même façon, une telle toiture ne nécessite qu’un seul chenal, central, au lieu de deux…. Deux fois moins de pierres à tailler.

Voyons cette structure :

 

Les citernes et l’eau aux châteaux d’Ottrott
Les citernes et l’eau aux châteaux d’Ottrott

Il semblerait que le toit était couvert, non pas de tuiles, mais de dalles de grès.  Les eaux de pluies se rassemblaient dans le chéneau central, et se déversaient à l’est sur le toit du logis. Ensuite, une rigole les amenait vers la cour nord, au pied du donjon vers la citerne.

Les citernes et l’eau aux châteaux d’Ottrott
Les citernes et l’eau aux châteaux d’Ottrott
Les citernes et l’eau aux châteaux d’Ottrott
Les citernes et l’eau aux châteaux d’Ottrott

R. Kill a retrouvé le dispositif en entonnoir qui menait à la citerne elle-même. Voici le relevé publié en 2012.

Les citernes et l’eau aux châteaux d’Ottrott
Les citernes et l’eau aux châteaux d’Ottrott

Le système était ingénieux, il a été conservé plus de deux cents ans. Après 1400, les toitures du donjon-palais ont été modifiées pour adopter une forme plus classique : deux versants, pointe vers le haut. Le chéneau central donc été démonté et remplacé par deux rigoles latérales. L’eau, coté sud, était alors rejetée dans les fossés, et, côté nord, directement dans la cour vers la citerne.


Aiguières et aquamaniles


C.L. Salch émet une hypothèse intéressante : la distribution de l’eau aurait pu se faire de façon directe dans le donjon-palais et le logis.
On peut imaginer que le curieux toit en cuvette d’Ottrott Rathsamhausen alimentait directement une citerne depuis laquelle des tuyaux distribuaient l’eau dans le donjon-palais.’ Salch 1995
Ceci peut paraître hasardeux, mais pourquoi pas ? Le Rathsamhausen recèle bien d’autres curiosités.
Plus classiquement l’eau était à cette époque apportée à la table des seigneurs par des aiguières et des aquamaniles. L’aiguière permettait de servir l’eau à boire, l’aquamanile était un récipient destiné au lavage des mains. Au moyen âge, ces récipients sont, le plus souvent, réalisés en céramique. Pour la plupart, ils ont la forme d’animaux, essentiellement des lions. Voici quelques images d’aquamaniles.

 

Les citernes et l’eau aux châteaux d’Ottrott
Les citernes et l’eau aux châteaux d’Ottrott
Les citernes et l’eau aux châteaux d’Ottrott

Verres et taste-vin


Une fois sur la table, l’eau était servie dans des verres. Plusieurs d’entre eux ont été retrouvés lors des fouilles menées sous la direction de C.L. Salch dans les châteaux d’Ottrott. Voici les deux exemplaires les mieux conservés.

 

Les citernes et l’eau aux châteaux d’Ottrott

Et puis, pour terminer avec une note de gaieté, nos seigneurs des châteaux de Rathsamhausen et Lutzelbourg ne buvaient pas que de l’eau ! Gageons que, comme nous, ils préféraient le Rouge d’Ottrott ! Voici un taste-vin en grès, daté du XVème siècle, il a été retrouvé dans le Rathsamhausen.

Les citernes et l’eau aux châteaux d’Ottrott

Illustrations


  • Louis Laurent-Atthalin, carnet d’esquisses, 1836
  • Plan de situation des points d’eau, PiP
  • Schéma de principe de la citerne du Rathsamhausen, PiP
  • Rudolph von Ems, Weltkronik, image ancienne d’une margelle, Rudolph von Ems, Weltkronik ,1335
  • Coupe schématique du donjon-palais selon relevé Will 1975, PiP
  • Relevé du collecteur d’eau de la cour, R. Kill, 2012
  • Aquamanile du 13ème siècle, musée de Cologne, Image Wikipedia
  • Fragments d’aquamanile, 13ème   siècle, Ortenburg, C.L. Salch, 1973
  • Robinet en bronze d’un aquamanile, XVème siècle, Birkenfels ,C.L. Salch, 1973
  • Tastevin en grès, 15ème siècle, Rathsamhausen, C.L. Salch, 1973
  • Verres trouvés au Rathsamhausen, 15ème siècle, J. Burnouf, 1978
  • Photographies, PiP

Sources


  • M. Herbig, Ottrotter Schlösser, 1903
  • J. Burnouf, Rapport de fouilles 1972, château de Rathsamhausen Ottrott
  • C.L. Salch, La vie au Moyen Âge et à la Renaissance, dix ans de fouilles en Alsace, 1973
  • C.L. Salch, Le château de Rathsamhausen-Ottrott, 1974
  • J. Burnouf, La verrerie de la fin du moyen âge au château de Rathsamhausen-Ottrott, SHABDO 1978
  • D. Fèvre, Rapport de fouilles 1989, citerne à filtration du Lutzelbourg
  • D. Fèvre, recherche d’un point d’eau dans le fossé NE du Rathsamhausen, 1994
  • R. Kill, L’approvisionnement en eau des châteaux forts de montagne alsaciens, 2012

Le livre de René Kill est un trésor, une mine de renseignements. Facile d’accès, il dévoile une face peu connue de la vie des châteaux. N’hésitez pas à vous le procurer !


Note lugubre


Au 18ème siècle, le dernier des Rathsamhausen qui vivait aux châteaux s’appelait Wolf Christoph. Il abandonne le burg devenu inhabitable et fait construire ce qui est devenu la maison forestière. La date et son nom figurent sur l’entrée : 1732. Il semble que Wolf Christoph utilise alors les ruines pour élever des chevaux. Deux maisons sont construites, les bâtiments annexes servent d’étables.
Lors des fouilles de la citerne, et du château, l’équipe de C.L. Salch dénombrera 18 squelettes de chevaux. Les ossements équins ne sont pas rares dans les ruines. Le troupeau a peut-être été décimé par une épidémie…

 

Hortus Deliciarum, Herrade de Landsberg

Hortus Deliciarum, Herrade de Landsberg

Nous terminons, comme souvent, par une miniature tirée de l’Hortus Deliciarum, notre manuscrit du Mont-Sainte-Odile. Il s’agit de l’image de Jésus et de la Samaritaine, près d’un puits. Nous avons longuement parlé de ce passage des Evangiles dans notre article sur le Puits aux Six Seaux. Herrade a-t-elle dessiné cette margelle en copiant celle du Rathsamhausen qu’elle devait bien connaître ?