Combien de châteaux forts dans nos Vosges ? Ne nous hasardons pas à avancer un nombre. Disons un ‘grand’ nombre, et parmi eux, un seul possède un donjon-palais ! L’article de ce jour va traiter de cette singularité du château de Rathsamhausen.
Les donjons-palais
Habituellement, dans nos vieux burgs, le donjon a un rôle essentiellement militaire. Dominant les environs, il permet l’alerte en cas d’approche d’une troupe ennemie. Surplombant les remparts, garni de hourds ou de bretèches, il permet de jeter des projectiles sur les assaillants. Enfin, il est l’ultime refuge des derniers défenseurs, si l’ennemi réussit à pénétrer dans le château.
En temps de paix, le seigneur du lieu n’habite pas le donjon, trop exigu, sans lumière. La vie quotidienne se déroule dans les logis situés dans les hautes cours, plus vastes, éclairés par les baies, chauffés par les cheminées ou des kachelofen.
Le donjon-palais est tout autre : l’ensemble des fonctions du château fort est réuni en un seul bâtiment. Cuisines, celliers, magasins, logis, corps de garde, défense, guet, sont répartis sur les différents étages du donjon-palais.
C’est une conception totalement différente de nos burgs classiques.
Alors ? Comment et pourquoi le seigneur des lieux a-t-il choisi cette option, unique en Alsace ?
Autres donjons-palais en Europe
En France, c’est en Normandie et dans le val de Loire qu’on recense les principaux donjons-palais : Nogent le Rotrou, Langeais, Beaugency, Montbazon sont les plus impressionnants.
En Italie, la Sicile présente également de beaux exemples de ce type de forteresses. La Sicile fut conquise alors par la famille de Hauteville, seigneurs normands de la région de Coutances, qui aurait exporté ses donjons en Sicile. Charles-Laurent Salch, dans son livre ‘Ottrott et Adrano, donjons-palais d’Alsace et de Sicile’ nous donne une explication sur la genèse du donjon de Rathsamhausen.
Le contexte historique
En 1190, un seul château domine Ottrott, il a nom Lutzelburg, ‘le petit château’. Et la famille de ministériels qui en sont les seigneurs, détient sa charge des Hohenstaufen, empereurs et avoués du Mont-Sainte-Odile. Les sires de Lutzelburg vont connaître des années mouvementées !
Juin 1190 : Frédéric Barberousse se noie lors de son départ en croisade. Son fils Henri VI lui succède. Ce prince fut qualifié de Cruel. Une de ses premières exactions fut l’emprisonnement au Trifels du roi d’Angleterre, Richard Cœur de Lion.
1194 : La vieille reine Aliénor d’Aquitaine réunit, enfin, la somme énorme de 150.000 marcs d’argent, rançon de Richard. Riche, Henri VI va pouvoir accomplir son rêve le plus cher : la conquête de la Sicile. Les chroniques de l’époque rapportent les cruautés commises par Henri lors de cette conquête. La reine déchue, Sybille, et ses filles se verront enfermées à Hohenburg, sur le Mont-Sainte-Odile, confiées à la garde d’ Herrade de Landsberg.
1196 : Henri VI est rentré de Sicile en Alsace. Il séjourne à Obernai dans le Burg construit par son grand père.
Un an plus tard, de nouveau en Sicile, Henri VI meurt, sans doute empoisonné par son épouse. C’est le Petit Interrègne. L’Alsace se soulève contre le dernier des Hohenstaufen, Philippe de Souabe. Philippe mettra plusieurs années à rétablir un semblant d’ordre dans l’Empire.
C’est durant ces années troublées que le donjon-palais d’Ottrott sera construit.
Le Petit Interrègne sur le Mont-Sainte-Odile
Nous avons dit le soulèvement de 1197 contre les Hohenstaufen à la mort d’Henri VI le Cruel. En l’absence de textes précis, les fouilles effectuées à Ottrott permettent cependant d’affirmer que le château de Lutzelburg ait brûlé à la fin du XIIème siècle. Il semble logique de lier les deux évènements. Le château des sires de Lutzelburg brûlerait donc en 1197. Le calme revenu grâce à la politique de Philippe de Souabe, plusieurs chantiers sont lancés sur le Mont. Waldsberg, Landsberg, Stein, et bien entendu, reconstruction d’une forteresse au dessus d’Ottrott.
Et là, se place l’hypothèse séduisante de C. L. Salch. Le seigneur de Lutzelburg aurait participé aux campagnes siciliennes de Henri VI, il aurait apprécié les donjons-palais de Sicile. Alors, devant les ruines fumantes de son château détruit, Lutzelburg aurait opté pour cette forme de forteresse alors inconnue chez nous : le donjon-palais !
Rathsamhausen et Adrano
Dans son opuscule, C.L. Salch décrit plusieurs forteresses sicilo-normandes. Il privilégie le donjon d’Adrano pour la parenté avec le Rathsamhausen. Nous vous laissons juges !
Certes, la vue d’ensemble, les dimensions, l’organisation des bâtiments, la forme des fenêtres, leur structure semblent autant d’éléments comparables. Par contre, les dissemblances existent aussi. Les escaliers d’Adrano sont construits dans l’épaisseurs des murs, ceux d’Ottrott étaient intérieurs et de bois. Ottrott présente une surface moindre, des murs moins épais… Mais ce ne sont peut-être que des adaptations au site.
Alors ? Qu’en pensez-vous ? Le sire de Lutzelburg a-t-il réellement copié un château visité lors de son expédition en Sicile ? Vraisemblable, séduisant…
Quoiqu’il en soit, le donjon-palais n’a pas convaincu, il est resté le seul de ce type en Alsace. Les constructions ultérieures sont revenues au donjon guerrier, séparé des logis seigneuriaux. Sur le site même du Rathsamhausen, un donjon circulaire, plus élevé et purement militaire, est venu compléter la défense du site face au deuxième château lors de la division du site. (extension dite ‘gothique’). Le donjon-palais était déjà dépassé quelques décennies après sa construction.
Imagerie ancienne du Rathsamhausen
Nous vous proposons tout d’abord deux aquarelles d’Emmanuel Frédéric Imlin, datée de 1814 et 1815. Les deux vues présentent les deux versants, le donjon-palais et le donjon circulaire étaient alors toujours crénelés.
Tirés du carnet de croquis de Louis Laurent-Atthalin, quatre croquis effectués quelques années plus tard. Cheminées, fenêtres, un luxe de détails, un rendu de qualité.
Le château de Lutzelburg du début du XIIème siècle, deviendra lors du partage du site d’Ottrott entre les deux forteresses, l’ Hinterlutzelburg. Ce n’est que bien plus tard, en 1561, qu’il prendra son nom actuel lors de son acquisition par la famille de Rathsamhausen. Ces seigneurs feront porter leur blason sur un des corbeaux intérieurs du château.
Le site des châteaux d’Ottrott est aujourd’hui fermé au public. Souhaitons sa réouverture prochaine, après sécurisation des lieux.
Illustrations
Photographies du Rathsamhausen, GaD
Dessins de Louis Laurent-Atthalin, 1836
Aquarelles de E.F. Imlin, 1814 et 1815
Plan schématique du Rathsamhausen, PiP
Reconstitution du Rathsamhausen, C.L. Salch
Lithographie de H.C.Muller, 18xx
Sources
- Zumstein, Châteaux Forts de l’époque romane tardive, 1971
C.L. Salch, Le château de Rathsamhausen – Ottrott, 1974
C.L. Salch, Ottrott et Adrano, Donjons-palais d’Alsace et de Sicile, 1998
- Demenge, Au Pays de sainte Odile Louis Laurent-Atthalin, 2007
Et souriez avec ‘ Les amours contrariées d’Agnès de Hohenstaufen’